Les coulisses du paddock : les ficelles du métier de stratégiste en F1

5 septembre 2024
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De gauche à droite : Peter Crolla (Team Manager) Ayao Komatsu (Team Principal) et Faïssal Fdil (Head of Strategist) sur le muret de l’équipe Haas – Montréal 7 juin 2024

Temps de lecture 25 min.

Il n’y a pas si longtemps, la Formule 1 souffrait d’un problème endémique : un gouffre béant de performances entre une ou deux écuries dominantes et le reste du peloton. Mais pour cette saison 2024, un vent de fraîcheur souffle sur le championnat : Les performances se sont considérablement resserrées, offrant aux fans un spectacle haletant où chaque point engrangé est le résultat de stratégies impeccablement orchestrées.

Dans cette chronique, F1only vous invite à plonger au cœur du fascinant métier de responsable de la stratégie pour mieux comprendre les enjeux de ce rôle en pleine évolution.

La stratégie en Formule 1 est un domaine subtil et complexe, où chaque décision peut faire basculer le résultat d’un Grand Prix. Loin du champagne des podiums, les stratégistes manipulent en coulisses les ficelles de la compétition. Ces véritables maîtres du jeu enchaînent avec minutie les manœuvres tactiques qui feront la différence. Grâce à leurs connaissances pointues et leur maîtrise de la science de la course, ils sont en mesure d’optimiser le moment des changements de pneus, d’anticiper les caprices météorologiques ou de réagir immédiatement dès l’apparition d’une voiture de sécurité, le tout pour transformer un pilote en héros. Ce métier passionnant exige une vision unique, une approche rigoureuse et une compréhension approfondie des rouages de la Formule 1.

Assis derrière le muret des stands, les yeux rivés sur leurs écrans, les responsables de la stratégie décryptent des milliers de données et analysent les moindres détails pour en tirer le meilleur parti. Chaque écurie en possède un ou plusieurs, et leur rôle est capital pour le succès de l’équipe. Nous avons eu l’opportunité de mener un entretien exclusif avec l’un d’entre eux, Faïssal Fdil, de l’équipe Haas F1, lors du Grand Prix du Canada en juin dernier. Au-delà des coulisses de ce métier, cet article est également l’occasion d’explorer certains termes clés liés au domaine de la stratégie et de les illustrer par des exemples concrets tirés de moments marquants et récents de la discipline.

De l’ESTACA aux stands de F1

Diplômé de l’ESTACA (École Supérieure des Techniques Aéronautiques et de Construction Automobile), pépinière de talents du sport automobile qui a vu passer entre autres Laurent Mekies et Frédéric Vasseur, Faïssal Fdil a lui aussi su rapidement se démarquer. Après avoir fait ses armes lors de stages dans l’industrie automobile en Europe, Faïssal a commencé sa carrière en stratégie dès 2015. D’abord chez Sauber, puis en Formule E, avant de rejoindre les rangs de Haas F1 Team en 2020 ou l’ingénieur français apporte son expertise stratégique dans le paddock. Un parcours qui témoigne du niveau d’expertise des ingénieurs tricolores dans l’élite du sport automobile mondial.

Faïssal occupe actuellement le poste de chef de la stratégie (‘Head of strategist’ en anglais), comme mentionné dans le livre de Guenther Steiner, « Surviving to Drive ». En d’autres termes, il est responsable de la stratégie au sein de l’écurie et travaille en étroite collaboration, depuis le muret des stands, avec le Team Principal Ayao Komatsu et le Team Manager Peter Crolla.

Sa mission consiste à élaborer, tout au long de la saison, la stratégie pour chaque Grand Prix, à la mettre en action durant les courses et également à dresser un bilan d’après-course. Nous le verrons, cette rétrospective est une étape très importante du processus et a pour objectif de comprendre les performances de l’équipe mais surtout d’identifier les améliorations possibles par rapport aux prises de décisions.

Qu’est-ce que la stratégie en Formule 1 ?

D’un point de vue général, les performances d’une Formule 1 se dégradent tour après tour, principalement en raison de l’usure des pneumatiques. Cependant, elles peuvent également être influencées par la variation de facteurs extérieurs tels que la température, l’adhérence de la piste (qui peut s’améliorer ou se détériorer, notamment à cause de la pluie), ainsi que, dans une moindre mesure, la température de l’air ambiant, le vent et la pression atmosphérique.

Dans un environnement compétitif comptant 18 autres voitures en piste, il est aussi primordial pour une écurie d’analyser et d’anticiper les stratégies des concurrents. Cette tâche complexe s’appuie sur une multitude de données en temps réel : les temps au tour, les informations GPS, les vidéos et les communications radios interceptées. En exploitant ces éléments, l’équipe peut non seulement comprendre les tactiques adverses, mais aussi ajuster sa propre stratégie pour prendre l’avantage. Cette approche proactive permet de maximiser les chances de succès dans la course, en transformant chaque information en opportunité potentielle.

Lorsqu’on lui pose la question qu’est-ce que la stratégie en Formule 1 ? Faïssal nous répond d’emblée : « Pour la plupart des ingénieurs qui travaillent dans l’équipe, leur objectif principal est d’optimiser la performance de chaque composant de la voiture sur un tour. Le travail du stratégiste consiste plutôt à optimiser le résultat final de la course ! »

Donc au lieu d’avoir tous les ingrédients pour avoir un tour parfait, le stratégiste va chercher des solutions pour avoir le meilleur résultat possible. Pour y parvenir, il suit un processus rigoureux et se pose une série de questions : Comment optimiser la position en qualification ? Comment contribuer au plan en tenant compte des marges et des limites de temps (cut-off) pour passer de Q1 à Q2 et de Q2 à Q3 ? Quel type de pneumatique à utiliser en fonction du niveau de compétitivité des concurrents ? Comment tirer parti des changements atmosphériques ?

Pour la course, la démarche est similaire et le but est de trouver les meilleures options pour rallier le drapeau à damier le plus rapidement possible en tenant compte de la dégradation des pneumatiques, de l’allègement progressif de la voiture, des performances des autres concurrents et de tous les aléas de la course. Une autre inconnue dans l’équation est la stratégie élaborée et mise en œuvre par les autres écuries, ce qui en fait une véritable course dans la course.

Stratégie et tactique : quelles différences ?

A ce stade, il convient de bien différencier la stratégie et la tactique qui sont deux notions intimement liées. La différence entre ces deux termes réside dans leur portée et leur objectif. La stratégie est une vision à long terme (par exemple le résultat d’un week-end de course ou même d’un championnat) qui définit les objectifs globaux et la direction générale, se concentrant sur le « quoi » et le « pourquoi ». Elle s’étend sur une longue période et implique des décisions durables. En revanche, la tactique est plus spécifique et orientée vers le court terme, se focalisant sur le « comment » et les actions concrètes pour mettre en œuvre la stratégie. Les tactiques sont flexibles et peuvent être rapidement ajustées en fonction des circonstances immédiates, tandis que la stratégie reste relativement stable dans le temps.

L’exemple le plus emblématique de la prise de décision tactique en Formule 1 réside dans la gestion des arrêts aux stands pour le changement de pneumatiques. Ce moment crucial de la course peut façonner l’issue finale, exigeant un équilibre délicat de la part des stratégistes. Lors de cette manœuvre, Ils doivent en effet optimiser les performances tout en évitant la surexploitation des pneus, ce qui pourrait entraîner une chute drastique des performances. L’art opérationnel réside dans le timing parfait des arrêts aux stands, ainsi que dans le choix judicieux des types de pneumatiques à utiliser. Ces décisions, prises en temps réel, doivent tenir compte d’une multitude de facteurs : le nombre d’arrêts bien sûr, mais aussi l’usure des pneus, les gommes disponibles pour les prochains relais, l’évolution des conditions météorologiques, la position en course et enfin les tactiques des autres concurrents.

A ce stade, et à l’image de la définition mentionnée précédemment, deux tactiques sont disponibles pour les stratégistes : « l’undercut » et « l’overcut ». Ces termes désignent des choix d’arrêt au stand utilisés pour gagner un avantage sur les concurrents. Voici une explication concise de chaque terme :

  1. L’undercut consiste à s’arrêter aux stands avant un concurrent direct dans l’espoir de profiter de pneus plus performants pour gagner du temps sur lui, tandis qu’il continue à rouler avec des pneus usés. Dans l’illustration ci-dessous, le pilote B (orange) s’arrête pour chausser de nouveaux pneus tandis que le pilote A (bleu) reste en piste. Le pilote B profitant des pneus frais, enchaîne des tours plus rapides que son concurrent immédiat qui perd du temps sur son vieux train de pneus. Le pilote A effectue finalement son arrêt et son retour en piste se retrouve derrière le pilote B. On dit alors que le pilote B a réussi l’undercut.

Illustration : l’undercut en action

L’undercut entre généralement en jeu sur les circuits où la dégradation des pneumatiques est importante (par exemple une surface abrasive, et/ou une succession de virages serrés). Cependant, plusieurs autres facteurs sont essentiels pour maximiser les chances de succès de cette manœuvre :

    • Un arrêt au stand sans problème
    • La disponibilité d’un pneu plus rapide
    • Une fenêtre sans trafic pour le retour en piste
    • L’absence de drapeau jaune, de voiture de sécurité ou de voiture de sécurité virtuelle
  1.  L’overcut est l’inverse de l’undercut. Il s’agit de rester en piste plus longtemps avec des pneus usés pendant que le concurrent direct effectue son arrêt au stand. L’objectif est de profiter de ce temps supplémentaire en piste pour établir un rythme suffisamment rapide et permette de compenser ou de surpasser le temps que l’adversaire pourrait gagner avec ses pneus neufs.

Illustration : l’overcut en action

La manœuvre de l’overcut est moins utilisée que l’undercut, car elle repose sur la capacité du pilote à enchaîner un ou plusieurs tours rapides malgré ses pneus usés, ce qui est particulièrement difficile à réaliser. Cependant, elle peut être extrêmement efficace dans certaines conditions, par exemple lorsque la piste s’améliore rapidement, le circuit comporte de longues lignes droites et peu de virages serrés, ou que la voiture est particulièrement performante pour conserver ses pneus. C’est une stratégie risquée, mais potentiellement très payante si elle est bien exécutée.

On le voit, une exécution parfaite des arrêts au stand peut faire la différence entre la victoire et une place d’honneur. La moindre erreur peut aussi se révéler fatale, basculant le sort de la course.

Pour résoudre cette équation complexe, les stratégistes adoptent une approche analytique sophistiquée, alliant statistiques avancées et science des données. Ils s’appuient sur un vaste éventail de données brutes : temps des mini-secteurs, secteurs et tours complets, fréquence et nature des dépassements, taux d’abandons, et bien d’autres paramètres. Cette démarche s’inscrit dans l’ingénierie de pointe dans sa forme la plus pure. Les stratégistes doivent maîtriser des domaines aussi variés que la dynamique d’usure des pneumatiques, les limites techniques des monoplaces, tout en possédant une expertise pointue en statistiques. Cette synergie entre connaissances techniques, analyse prédictive et prise de décision en temps réel constitue le cœur de la stratégie moderne en Formule 1, transformant chaque Grand Prix en un défi d’optimisation multidimensionnel.

Une aide logiciel pour la prise de décisions

Pour gérer la complexité vertigineuse des paramètres manipulés, les équipes de Formule 1 s’appuient sur des outils d’aide à la décision hautement sophistiqués, intégrant désormais l’Intelligence Artificielle (IA) et la modélisation mathématique avancée. Alors que les écuries de pointe comme Red Bull, Visa Cash App RP et Ferrari ont développé leurs propres solutions, les sept autres équipes du plateau utilisent RaceWatch, un logiciel de référence dans l’industrie.

Édité par SBG Sports Software, RaceWatch se décline en deux versions : l’une pour les écuries et l’autre pour la FIA. Cette suite logicielle complète offre une plateforme intégrée permettant de visualiser et d’analyser en temps réel une multitude de données critiques : chronométrage ultraprécis, positionnement GPS des monoplaces, données météorologiques détaillées, ainsi que les flux vidéo en direct provenant des caméras embarquées et des caméras positionnées sur le circuit.

Le système va au-delà de la simple visualisation, en intégrant un suivi en direct des performances des voitures, une analyse pointue de la dégradation des pneus (incluant l’apparition de graining ou de blistering), et une évaluation constante des stratégies d’arrêts au stand. L’IA permet une gestion intelligente du trafic, identifiant rapidement les voitures plus lentes qui pourraient impacter la course. De plus, le logiciel offre une gestion précise des arrêts au stand, fournissant des vues claires du trafic et des prévisions d’écarts, essentielles pour optimiser les stratégies en temps réel.

Autre avantage avec RaceWatch, les ingénieurs et stratégistes peuvent créer leurs propres tableaux de bord d’analyse et d’affichage vidéo, adaptés à leurs besoins spécifiques. Cette personnalisation permet la mise en place des écrans dédiés, partagés entre le muret des stands, le garage, et même l’usine, assurant une cohésion parfaite entre tous les intervenants de l’équipe. L’analyse en temps réel des données entrantes peut générer des alertes instantanées pour les incidents clés et les événements de course (par exemple en cas de drapeau jaune, de sortie de voiture de sécurité), permettant une réactivité optimale et facilitant des prises de décision stratégiques éclairées et rapides dans un environnement où chaque centième de seconde compte.

Illustration : Captures d’écran du logiciel RaceWatch

Pour compléter cet arsenal technologique, les écuries développent également des outils sur mesure en interne. Cette tâche incombe principalement à des experts comme Faïssal, qui consacrent une part importante de son temps, notamment durant l’intersaison, à concevoir et affiner ces solutions. Le travail s’appuie sur des langages de programmation tels que C#, Python, et Matlab – ce dernier étant particulièrement prisé pour ses capacités avancées en calcul numérique. Faïssal souligne l’importance de ces compétences techniques : « Pour élaborer une stratégie véritablement compétitive en F1, la maîtrise du codage en Python et Matlab est indispensable. Se contenter d’outils prêts à l’emploi ne suffit plus dans cet environnement ultra-compétitif. »

Cette approche sur mesure reflète l’investissement massif des écuries de pointe de Formule 1 pour optimiser la stratégie et les résultats en course. Les équipes les plus importantes peuvent mobiliser jusqu’à neuf spécialistes dédiés exclusivement à la stratégie et au développement d’outils d’aide à la décision. Cette allocation de ressources considérable témoigne de l’importance accordée à l’optimisation stratégique. Elle illustre également la complexité croissante de la discipline, où la victoire se joue autant sur les circuits que dans les laboratoires de données et les salles de développement logiciel.

Déroulement d’un week-end de course

Equipés de leurs outils, les équipes de Formule 1 préparent méticuleusement chaque manche du championnat bien en amont. Le processus débute plusieurs semaines avant le week-end de course par l’élaboration de simulations. Ces dernières intègrent une multitude de facteurs : les performances historiques, les résultats récents, la nature du revêtement (y compris les éventuels changements au niveau de la micro et macro rugosité de l’asphalte), les prévisions météorologiques, le niveau de carburant et les nouvelles pièces introduites sur les monoplaces.

Lors de cette phase préparatoire, une myriade de scénarios est envisagée, chacun se voyant attribuer un score de performance. L’ensemble de ces scénarios et leurs variables forment un arbre décisionnel aux ramifications exponentielles. La sélection de la stratégie optimale s’opère en identifiant les chemins menant aux scores les plus élevés, tout en tenant compte des aléas potentiels. À ce stade, le stratégiste dispose d’une vision assez claire du plan de course à adopter, notamment sur la pertinence d’opter pour une ou plusieurs arrêts aux stands.

Dès le lundi précédant le Grand Prix, l’affinement stratégique s’intensifie avec l’intégration progressive des prévisions météorologiques provenant de Météo France qui est le fournisseur officiel de la FIA. Ces données, actualisées en continu jusqu’aux premières séances d’essais du vendredi, font l’objet d’une analyse méticuleuse. La précision des prévisions s’accroît significativement à partir du jeudi matin, permettant aux équipes d’ajuster leurs plans avec une granularité croissante. En cas de risque de précipitations, Faïssal mobilise son réseau d’amis sur le terrain pour obtenir des informations complémentaires in situ, cruciales face à la nature hyper-localisée des averses. Cette approche permet de naviguer dans la complexité météorologique inhérente aux circuits, où les microclimats peuvent drastiquement influencer les conditions de course.

Pour approfondir la compréhension de l’impact de la météo en F1, ainsi que les subtilités des prévisions dans ce contexte, le lecteur est invité à consulter un article dédié à ce sujet en utilisant ce lien : Les prévisions météo en F1

Illustration : les impacts des conditions atmosphériques en F1

En plus de collecter des données précieuses sur la performance des monoplaces et des concurrents, les séances d’essais libres FP1, FP2 et FP3 permettent de calibrer les différentes simulations et d’affiner le plan stratégique en vue des qualifications et, surtout, de la course. C’est à ce moment que le modèle de dégradation des pneumatiques est mis à jour pour corroborer les simulations réalisées avant le week-end. A ce moment précis, les écuries identifient les points forts de leurs voitures et se comparent avec celles de leurs concurrents secteur par secteur.

Illustration : simulation de stratégies possibles fournie par Pirelli pour le GP d’Espagne 2024

Le samedi et le dimanche matin, en cas de conditions météorologiques significativement changeantes, Faïssal nous explique qu’il entreprend une série de discussions avec l’ingénieur de Météo France présent sur le circuit. Contrairement aux écuries de pointe, l’équipe Haas ne dispose pas de sa propre station météo sur le muret. Pour compenser, elle se base sur la température de la piste fournie par Pirelli toutes les 15 minutes, ainsi que sur les observations des différentes stations de Météo France réparties aux quatre coins du circuit, accessibles via le portail de Météo France dédié à la Formule 1. En cas de besoin, d’autres radars de pluie disponibles sur d’autres sites peuvent également être consultés.

En cas de risque de pluie, la réactivité et l’adaptabilité sont cruciales. La capacité à interpréter et à communiquer efficacement les décisions tactiques aux ingénieurs de course, au directeur d’écurie, et finalement aux pilotes, est primordiale. Le jour de la course, nous avons demandé à notre interlocuteur comment une décision est transmise au pilote. Le responsable de la stratégie communique en temps réel avec l’ingénieur de course, qui transmet ensuite l’information au pilote le plus rapidement possible.

Qu’est-ce que le secret d’une bonne stratégie en F1 ?

Pour Faïssal, le secret d’une bonne stratégie réside dans la capacité à garder l’esprit ouvert à tous les stades du processus : depuis la préparation et jusqu’à l’exécution. Un des pièges est d’être convaincu de quelque chose et donc de manquer la possibilité de voir ou de considérer d’autres alternatives. C’est ce que l’on appelle le biais de confirmation. C’est un biais cognitif qui pousse les stratégistes à privilégier les informations ou les interprétations qui confirment leurs croyances, attentes ou hypothèses existantes. Ce biais influence la manière dont les personnes collectent, interprètent et se rappellent des informations, les amenant souvent à accorder plus de poids aux preuves qui soutiennent leurs idées préconçues tout en négligeant ou en sous-estimant les preuves qui les contredisent.

Par exemple en prenant un exemple de tous les jours, si quelqu’un croit fermement qu’un régime alimentaire particulier est efficace, il pourrait se concentrer sur les histoires de personnes ayant perdu du poids grâce à ce régime tout en ignorant les preuves ou exemples où le régime n’a pas fonctionné ou a eu des effets négatifs.

Le biais de confirmation peut être particulièrement problématique en Formule 1 car il renforce les croyances existantes, rendant difficile pour certains stratégistes de changer d’avis même lorsqu’ils sont confrontés à de nouvelles informations. Dans bien des cas, il peut affecter la prise de décision, conduisant souvent à des raisonnements et des jugements erronés. C’est la raison pour laquelle notre interlocuteur mentionne l’importance d’avoir une vue à 360° afin de garder à l’esprit toutes les possibilités.

Un autre point décisif nous dit Faïssal pour une stratégie réussie est la communication au sein de l’équipe. Vous pouvez avoir un plan parfait avec des scénarios bien pensés, mais sans une bonne communication, il sera difficile de le vendre et de le faire adopter.

Un exemple de stratégie parfaitement réussie

En plus d’être un expert en stratégie, Faïssal se distingue par une mémoire prodigieuse. Il peut, par exemple, décrire avec une précision étonnante le Grand Prix d’Imola de 1996, en résumant la course, en nommant les trois premiers, et en relatant les moments forts. Véritable encyclopédie vivante, son aptitude suscite à la fois fascination et admiration. Est-ce un talent inné ou un don exceptionnel ? Lui-même ne saurait le dire.

Évoquant les stratégies, la météo et la mémoire, le responsable de la stratégie chez Haas nous plonge dans les moindres détails de la célèbre qualification lors du Grand Prix du Brésil 2022. La stratégie, proposée par l’ingénieur français, s’est révélée impeccable, portée par un timing d’une précision absolue et un zeste de chance. Voici le récit de cette stratégie réussite :

São Paulo, vendredi 11 novembre 2022 : Le ciel capricieux d’Interlagos joue avec les nerfs des pilotes lors des qualifications du Grand Prix du Brésil. La Q2 s’achève sous des conditions météorologiques instables, ponctuées d’averses sporadiques. Kevin Magnussen, pilote de l’écurie Haas, s’illustre en signant un temps de 1’11″40, lui ouvrant les portes de la séance ultime avec une prometteuse septième place.

L’atmosphère se tend à l’approche de la Q3. Le ciel s’assombrit, annonçant l’imminence de nouvelles précipitations. Sur le muret du stand Haas, Faïssal, le stratège de l’équipe, scrute intensément le radar météo et le ciel. Une décision cruciale s’impose : risquer les pneus tendres en espérant un délai de la pluie, ou opter pour la prudence avec des enveloppes intermédiaires pour anticiper le changement d’adhérence ?

Sachant qu’il va pleuvoir entre la fin du tour d’installation et le premier tour lancé et après une concertation rapide avec Ayao Komatsu, Faïssal élabore un plan audacieux : Conscient de l’avantage que procure leur position en bout de la voie des stands (et donc très proche de la sortie vers la piste), il décide d’envoyer Magnussen en piste le premier, chaussé de pneus tendres. L’objectif : boucler un tour rapide avant que la piste ne soit détrempée. Ces moments névralgiques sont d’une grande intensité et terriblement haletants.

La tension est palpable. Il reste une minute avant que le feu passe au vert et les dix voitures sont déjà toutes alignées et arrêtées dans la voie des stands avec en tête Kevin Magnussen ! Derrière lui, Charles Leclerc se démarque, seul pilote à avoir opté pour des pneus intermédiaires. Ferrari a visiblement scindé sa stratégie entre ses deux pilotes.

Les moteurs vrombissent prêts à en découdre. Le feu passe au vert, libérant la meute pour le tour préparatoire. Dans le cockpit de la Ferrari, Leclerc demande s’il est le seul avec des pneus intermédiaires ce qui est immédiatement confirmé par son ingénieur de course.

A ce moment et alors que les premières gouttes tombent sur le bitume brésilien, les dés sont jetés et pour réaliser un temps sur ce petit circuit, c’est maintenant que tout se joue.

Le tour est lancé et Kevin réalise un temps de 1’11″674. Charles Leclerc a décidé de ralentir (probablement pour tirer les bénéfices d’un tour lancé sur une piste qui devenait mouillée). Au terme de ce premier tour, Max Verstappen, qui a fait une petite erreur, est deuxième à deux dixième, suivi de George Russell. Ce dernier commet alors une erreur au virage 4 dans le tour suivant et vient faire échouer sa Mercedes dans le bac à gravier. Il ne peut repartir et cet incident provoque un drapeau rouge. Kevin demande à son ingénieur quelle est sa position : « Tu es en P1 mon pote ». « Tu plaisantes ? » répond Kevin qui n’en revient simplement pas et qui se sent euphorique.

A cet instant précis, notre stratégiste sait que la pole était en poche ! Moment ultime et de délectation lorsque en observant les autres membres de l’équipe, qui commençaient à réaliser la bonne opération.

Alors la pluie, de plus en plus forte, s’abat alors sur le circuit et que la voiture de Russell est remorquée, les 10 pilotes sont assis dans leur voiture dans leur garage respectif attendant la fin du drapeau rouge mais tous comprennent qu’il sera impossible d’améliorer leur temps. Il reste moins de deux minutes à la session et la pluie redouble encore d’intensité assombrissant le circuit en cette fin de journée. Il fait pratiquement nuit. Alors qu’il n’y a pas de voiture en piste, dans le garage de Haas c’est l’euphorie : c’est la première pole position pour Kevin Magnussen (après 139 Grand Prix) et aussi la première pour l’équipe Haas !

AUTóDROMO JOSé CARLOS PACE, BRAZIL – NOVEMBER 11: Kevin Magnussen, Haas F1 Team celebrates pole position during the São Paulo GP at Autódromo José Carlos Pace on Friday November 11, 2022 in Sao Paulo, Brazil. (Photo by Mark Sutton / LAT Images)

Illustration : Kevin Magnussen en pole lors du GP du Brésil 2022

Avec du recul, Faïssal reconnaît qu’un facteur chance a également joué : si Charles Leclerc avait chaussé les pneus secs, l’opportunité qui s’est présentée n’aurait peut-être pas existé. Était ce le coup de maître en carrière ? Pas forcément. Selon notre interlocuteur, l’un de ses plus grands exploits est probablement celui que personne n’a remarqué.

Plus récemment, la course d’Arabie Saoudite à Djeddah a été un autre succès pour l’équipe Haas F1, marquant le premier point de la saison 2024 ! Un plan bien établi et bien communiqué la veille a permis de gérer efficacement les aléas. Il était prévu, en cas de voiture de sécurité, qu’une voiture de l’équipe Haas resterait en piste tandis que l’autre rentrait aux stands. De plus, Kevin Magnussen qui a reçu une pénalité, a tout de même réussi à contenir le trafic derrière lui, permettant à Nico Hülkenberg de terminer dans le top 10. D’un point de vue stratégique et lorsque tout se déroule de la sorte, c’est extraordinaire, mais ce scénario faisait partie des branches modélisées.

La course ne s’arrête pas à la ligne d’arrivée : La rétrospective

Après chaque Grand Prix, les équipes se livrent une autre bataille invisible celle-là et qui commence immédiatement après le passage de la ligne d’arrivée : la rétrospective. Cette analyse minutieuse, véritable dissection de la course, vise à décrypter les succès et les échecs du week-end et où chaque manœuvre et chaque décision est passée au crible, pour en tirer des leçons.

Grâce à un arsenal technologique évoqué ci-dessus : GPS, télémétrie, vidéos embarquées et communications radio – les ingénieurs et stratégistes reconstituent le puzzle de la course. Rien n’échappe à leur vigilance. Cette masse d’informations permet de disséquer les performances de chaque écurie avec une très grande précision, révélant des détails qui échappent à l’œil du téléspectateur. « Pour le public, les stratégies exécutées passent souvent inaperçues, masquées principalement par la réalisation TV. Pourtant, elles sont parfois d’une ingéniosité remarquable et recèlent un potentiel incroyable, » explique notre expert en stratégie. « Ne jamais considérer une erreur stratégique ou tactique en course faite par la concurrence comme une simple méprise. Il y a toujours une raison qui a conduit à cette décision, qu’elle soit bonne ou mauvaise ! « .

« Ce travail de rétrospective s’apparente à un travail d’espionnage, » confie notre source, un brin amusé. « Nous cherchons à décoder chaque décision de nos rivaux, à comprendre leur logique opérationnelle. Avec l’expérience, on apprend à repérer leurs faiblesses et à les exploiter. » « Même lors d’une course monotone, comme ce fut le cas à Monaco cette année, il y a eu des enseignements stratégiques fascinants, notamment dans le duel entre Alex Albon et Yuki Tsunoda » souligne notre expert.

Inévitablement cette quête d’information alimente une base de connaissances interne, véritable trésor stratégique des écuries. Ces données précieuses serviront alors à façonner les stratégies pour les prochaines courses.

Pour résumer, la stratégie en Formule 1 repose sur quatre piliers fondamentaux : une préparation méticuleuse anticipant divers scénarios (y compris les conditions météorologiques), une exécution irréprochable, une communication fluide entre tous les acteurs, et une analyse post-course rigoureuse. À l’instar de domaines tels que l’aérodynamique et la mécanique, la stratégie fait partie de cet effort continu qui mobilise chaque composante de l’équipe, des ingénieurs dans les bureaux d’étude aux mécaniciens dans les stands, en passant par les analystes de données. Chaque milliseconde gagnée est le fruit d’innombrables heures de travail acharné et d’innovation constante.

Ainsi, lorsque vous serez témoin d’une manœuvre stratégique lors d’un prochain Grand Prix, vous vous souviendrez qu’elle est l’aboutissement d’un processus complexe, fruit de semaines, voire de mois de préparation. Chaque décision prise en course, chaque arrêt au stand, chaque changement de pneus est le résultat d’une réflexion approfondie et d’une planification minutieuse.

Merci à Faïssal Fdil pour son temps ainsi qu’à Jessica Borrel qui a rendu cette interview possible.

2 Comments Laisser un commentaire

  1. Excellent article, très détaillé. Un aspect (sémantique, mais pas que) important non abordé : le bon stratégiste n’est pas forcément le bon stratège.
    Le stratégiste élabore les stratégies possibles, en amont de l’évènement, à partir des données disponibles. Le stratège les applique, ou pas, en fonction des aléas survenant pendant l’évènement. Tout son art est de savoir – si, quand et comment – sa stratégie doit se différencier de celle du stratégiste.

  2. Somme toute à Monza dimanche dernier les stratèges de Ferrari ont battu Race Watch lequel a enfoncé ceux de Red Bull.
    Bel et bon article. Merci.

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Célini Ehret

Passionné de météo et de Formule 1 depuis plusieurs décennies, c’est avec plaisir que je vous retrouve sur F1only.fr pour analyser et vous présenter les toutes dernières prévisions météorologiques détaillées avant chaque Grand-Prix de la saison.